Table rase

Publié le par François Bernard

Le matou se lave.


Cinq heures du soir, une autre journée de dur labeur se termine et je traîne mes bottes comme deux enclumes. L'île se drape dans un épais brouillard et je sens soudain ce froid qui plonge de la cime des arbres et me ronge jusqu'à l'os. Il est plus que temps d'enfourcher son vélo et de rentrer se coller contre le poêle à bois. Le vent balaie les plaques de neige, me gifle le visage et pétrifie mes deux poings serrés sur le guidon. La route serpente dans la pénombre de la nuit naissante, alternant montées éreintantes et descentes démoniaques. L'asphalte défile sous le mince filet de lumière de ma lampe frontale, la pluie commence à tomber, j'avale en danseuse les derniers lacets avant la descente finale, les doigts collés contre la poignée des freins. L'écologie est un sport de combat...

A peine arrivé, le marathon des tâches ménagères peut commencer, dans la joie et la bonne humeur. Je redonne vie à mon fidèle poêle à bois, et me charge des deux seaux de 20 litres qu'il faut s'en aller remplir au fond du jardin. Les bras lestés de ma consommation quotidienne, je prend garde aux plaques de neige et aux racines, sympathiques obstacles qui donnent à ma corvée d'eau des allures de jeux de place des fêtes. Il ne me reste plus qu'à attendre que le poêle monte en température et que la bouilloire délivre l'eau chaude, litre après litre. Le temps s'étire, tandis que je remonte son cours quelques décennies en arrière, les bras plongés dans l'eau froide pour la lessive hebdomadaire. Comble du luxe, La douche est une prouesse logistique tri-hebdomadaire, quand il faut une demi-heure pour chauffer vingt litres d'eau et qu'il faut se laver en vitesse, à poil sur ma terrasse, le cul dans une bassine.





Bienvenue à Cortès, bienvenue dans le Canada rural, où le luxe est d'avoir tout à la fois l'eau courante, l'électricité, les toilettes à l'intérieur et le chauffage central. Rares sont ceux qui disposent de tous ces avatars de la vie moderne, et nombreux sont ceux qui composent au quotidien avec les bizarreries de l'architecture locale. Cortès paye son isolement et la relative pauvreté de ses habitants, qui construisent souvent eux-mêmes ces cabanes de bric et de broc, profitant parfois d'une tempête et d'une coupure de courant généralisée pour pirater le réseau de la compagnie électrique. La plupart des maisons disposent de toilettes, mais c'est souvent les fesses aux frais qu'il s'en faut aller soulager ses entrailles, dans un abris caché au milieu des arbres mais pas de la vue des cerfs, qui passent nonchalamment devant nous-autres, les humains.

Cortès, où le terme "funky" se charge de sève et révèle toute sa dimension. Il désigne pèle-mèle un toit qui fuit, l'eau courante qui gèle dans les tuyaux posés à même le sol, l'absence d'isolation dans les murs ou nos amis les rats, inépuisables sujets de discussion sur l'île. Ces derniers raffolent des maisons en ossature bois, dont ils grignotent patiemment les murs en contre-plaqués jusqu'au saint des saints, l'isolant en fibre de verre qui prodigue à toute la famille un endroit confortable pour passer l'hiver. Satanées bestioles, qui courent dans les murs ou les plafonds ou se soulagent sur le plan de travail de ma cuisine, déclenchant de terribles représailles, dans un mimétisme parfait avec l'actualité brûlante et pathétique de ce début d'année.





Les crottes laissées sur mon plan de travail sont d'odieuses agressions terroristes, qui justifient pleinement l'opération "plomb durci", en cours au 906 Whaletowm Road. Sans un souffle d'hésitation, je m'inspire avec succès du meilleur de la tactique israélienne : avant toute chose, affaiblir et isoler l'ennemi en détruisant son habitat, puis sanctuariser son propre territoire en bouchant toutes les entrées possibles de ces terroristes à poil gris, enfin, utiliser en toute impunité le meilleur de la technologie américaine pour "neutraliser" les rares individus récalcitrants. Je remercie au passage les honnêtes travailleurs de la société VICTOR, qui fabriquent dans la bonne ville de Lititz, Pennsylvanie, le meilleur des pièges à rats. Une fois l'opération couronnée de succès, je peux alors rendre un hommage vibrant à Chris Czajkowski, qui m'a appris cet été toutes les combines de la vie "into the wild", en mettant à mon tour quelques bûches dans mon poêle à bois, avant d'y jeter le corps du malheureux rongeur. La vie campagnarde ne manque décidément pas de bons moments, quand l'odeur de poil grillé parfume pour quelques minutes le logis, qui au prix d'une lutte sans merci a enfin retrouvé sa quiétude.

Les rats quittent le navire et Cortès s'enfonce dans l'hiver, cueillie à froid par les vents glacials chargés de neige venus de l'arctique. L'île fonctionne au ralenti et les îliens comptent leurs sous en se grattant la tête. Comme partout ailleurs, la crise avance à pas feutrée et plonge le Canada des campagnes dans la perplexité, en particulier du côté des derniers arrivants, jeunes pour la plupart. Sale temps pour les rêveurs et les poètes en mal d'endroit à l'écart du monde moderne. Comme partout ailleurs, la chance sourit surtout à ceux qui arrivent les poches pleines, à moins d'avoir un savoir-faire adapté au marché local. Au petit jeu de la survie, je suis heureux de compter sur mes deux métiers manuels, sur les années investies en formation et sur l'expérience acquise sur les chantiers. A part quelques petits malins qui profitent de la saison estivale pour planter quelques pieds d'herbe, la plupart les emplois sont rares, mal payés, ou pénibles. Il suffit d'écouter mes collègues ostréiculteurs pour s'en convaincre. Huit heures par jour les mains dans l'eau glacée, à remuer des tonnes d'huîtres sous la pluie, avant de revenir le rafiot chargé à bloc, la ligne de flottaison léchée par les vagues, le tout pour 12 $ de l'heure, quand un charpentier gagne 20 $ de l'heure, les pieds au sec.

Malgré ce net avantage financier, je dois cependant composer avec d'autres contraintes. Je travaille sans contrat, avec un statut de "travailleur indépendant". Cela signifie que je travaille avec Hubert, et non pour Hubert. Quand le travail s'arrête à cause du gel, que Hubert prend quinze jours de vacances ou que les clients tardent à donner leur acompte, je suis comme le reste de l'équipe, au repos forcé. Comme des millions de travailleurs nord-américains, j'évolue sans filet, sans assurance et sans couverture maladie. Malheur à celui ou celle qui se blesse ou tombe malade. Pour leur soixante ans, Hubert et son vieil ami Ron ont reçu dernièrement le relevé de leur points retraite. Hubert touchera 154 $ par mois et Ron 322 $, comme un avant-goût de ce qui attend les admirateurs du laisser-faire et des coupes claires dans les programmes sociaux. Au delà des plaisanteries et des rires jaunes qui égayent leurs conversations sur le sujet, que reste-t-il à ces hommes, au bout d'une vie de travail ?






Travailler en Amérique de Nord est cependant une expérience formatrice et plutôt rafraîchissante, pour quiconque a un jour pesté devant les retenues sur sa fiche de paye ou s'est senti prisonnier des normes et de l'omnipotente bureaucratie. Je jouis d'une grande liberté dans l'exercice de mon métier, et me sens plus proche du terme générique de "woodworker" que du charpentier comme on l'entend en France, en particulier dans la sous-culture corporatiste des compagnons, qui m'ont certes prodigué une formation de qualité, mais m'ont tout autant déçu par leur vision bornée et rigoriste de leurs métiers. Les charpentiers canadiens sont plus polyvalents et souvent plus ouverts sur les autres métiers du bois, menuiserie, ébénisterie et même sculpture, appelée ici "carving" et souvent largement inspirée du travail exceptionnel des carvers aborigènes. Mon voisin Brian est l'un de ces artistes du bois, et j'ai profité de ces trois dernières semaines sans travail pour passer de longues heures dans son atelier.

Dans les trente-cinq mètres carrés de son "shop", Brian donne naissance à des pièces exceptionnelles, des oeuvres d'art et d'artisanat où s'expriment tout autant la maîtrise du geste, la recherche esthétique et l'amour du matériau. Brian est un "sculpteur fonctionnel" comme il aime à se définir, cherchant avant tout à mettre en valeur le caractère et la personnalité de chaque pièce de bois. Craquelures, fentes, écorce, aubier, et même quelques îlots de pourriture ça et là sont autant de grain de beauté sur ces vieux visages, sur ces tranches de vie pluri-centenaire sur lesquelles glissent des outils qui taillent comme un rasoir. Tranchants des ciseaux et rabots japonais ou dureté des aciers suédois, chaque outil est sélectionné pour un usage précis et Brian s'assure que chacun de mes gestes est respectueux autant de l'outil que de la matière ou de ma sécurité. Sa patience semble infinie, et chaque soir j'ai l'impression d'en savoir plus en quittant la chaleur et les fragrances boisées de l'atelier.


Première étape : Tirer le meilleur de la pièce brute


Sous sa tutelle, j'apprend d'abord à "lire" dans la matière, en identifiant les imperfections et la manière appropriée de travailler chaque pièce de bois. Grain, fil, défauts mécaniques, poches de résines, noeuds et failles sont autant de paramètres qui déterminent le débit, l'orientation et la taille des différentes pièces qui composeront ma table basse, le projet choisi pour la planche de cyprès que Hubert m'a offert. Nous travaillons autour des assemblages traditionnels, (tenons, mortaises ou épaulements), tout en incluant les méthodes modernes de collage ou de finition du bois. Ma table basse est une création originale, une recherche d'équilibre entre prouesses techniques, design, fonctionnalité et solidité du produit fini, tout en acceptant sa non-perfection, en intégrant ces petits défauts qui font toute la dimension humaine du projet. L'oeil attentif verra toujours la marque du truscin ou ce coup de ciseau au delà du trait, créant ce petit jour dans la mortaise. Brian insiste constamment sur la différence fondamentale entre la main, en quête de perfection, et la machine, parfaite mais sans âme ni caractère. Il appuie son propos en sortant des ses tiroirs un album photo du maître japonais George Nakajima, qui inclut dans son livre des photos affichant ouvertement des reprises ou de petites imperfections. Patience, expérience et humilité, sources de toute sagesse...


Brian, en action devant la scie à ruban


Nous vivons cependant un drôle d'époque, où les artistes hors de leur temps comme Brian peine à vivre de leur art, tandis que les grandes enseignes comme I.K.A prospèrent en fournissant à crédit des articles stéréotypés, produits par des esclaves, et achetés en masse par d'autres esclaves. Au moment de signer mon oeuvre, nous sommes pris d'un fou rire absurde devant l'anachronisme, devant ce "Hand made in Canada, December 2008". Fait à la main en 2008, dans un esprit de fraternité, d'apprentissage et d'échange. Fait à la main en 2008, sans compter ses heures, juste pour le plaisir de donner vie à une planche de bois tronçonnée sur une plage pendant l'été 83. Fait à la main en 2008, par un voyageur français, au hasard d'un merveilleux voyage.


Japanese tools are the woodworkers' delight...


Assemblages traditionnels, tenons, mortaises, engeulement, un peu de colle et de patience...


Collée, poncée au petit grain et vernie avec amour, ma table se repose dans la chaleur de l'atelier.




Publié dans Cortès Island

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