Cortès is Killer

Publié le par François Bernard

Retour sur mon île adorée, où la pluie donne vie aux cascades et rivières...



"Quand tu démarres, assure-toi que tu es en position neutre, tu actionnes la pompe à essence en appuyant sur cette poire. Quand tu arrives près du bord, tu coupes les gaz et fait basculer le moteur pour éviter qu'il ne heurte le fond, d'accord ? On se rejoint dans un quart d'heure, OK ?"

Hubert vient en trente secondes chrono de m'expliquer le fonctionnement du moteur hors-bord de son 12 pieds en aluminium. Le vent qui me rugit en pleine face soulève des paquets d'écume de la crête des vagues. A la barre de l'autre bateau, Hubert est déjà loin quand je me lance à l'assaut de ce bras de mer bordé par l'épaisse forêt pluviale. Mon bras se tétanise sur la poignée des gaz et je dois en permanence corriger la trajectoire du bateau, poussé par un fort vent de travers. C'est un drôle de jour pour me laisser seul à la barre du bateau qui nous sert chaque jour pour nous rendre sur le chantier. En arrivant dans la petite crique où nous déchargeons le matériel, je trouve mes collègues de travail hilares, visiblement très amusés par ma gaucherie et mon inexpérience en matière de navigation. C'est à mon tour de rire quand John le maçon recommence son noeud de cabestan pour la cinquième fois. Hubert et Dave concentrent leurs joyeuses moqueries sur ce pauvre John, qui se débat avec le bout  en jurant de toutes ses forces de son impitoyable accent du nord de l'Angleterre. Aucun doute, je suis bien de retour dans la fine équipe qui gravite autour d'Hubert Havelaar, le maître charpentier aux allures de vieux loup de mer, qui ne quitte jamais vraiment sa barbe, ses bottes et son ciré.


"Captain" Hubert Havelaar.


Je suis arrivé chez lui un dimanche soir par le dernier ferry, un peu angoissé de ne pas avoir réussi à le prévenir de mon départ de Vancouver pour Cortes Island. A peine arrivé chez lui, le colosse m'a serré dans ses bras de géant et j'ai cru que ma cage thoracique allait exploser sous l'impact de son hug surpuissant. Nous célébrons les retrouvailles autour d'un bon repas et j'ai l'impression que nous nous sommes quittés la veille. En trois coups de fil, Hubert m'a trouvé un toit gratis chez un collègue électricien et un vélo pour me rendre au travail. En attendant d'emménager, je retrouve le confort rustique de sa caravane, qui dort dans les bois qui bordent sa propriété. Après le vacarme et la frénésie des quatre derniers jours à Vancouver, c'est un plaisir de pouvoir m'endormir dans la quiétude de ce soir d'automne, bercé par les murmures de l'océan et du vent qui s'engouffre dans les arbres...

Les premières lueurs du jour percent l'habitacle de la caravane, qui a des allures de cabine de bateau, avec ses hublots et les pièces d'accastillage qui décorent l'intérieur. Une légère brise imprime d'imperceptibles ridules sur le plan d'eau, au loin les premiers rayons du soleil dansent dans un halo brumeux, et les fins nuages qui s'accrochent à la cime des arbres donnent à l'ensemble du paysage l'évanescence d'une estampe japonaise. Eparpillés dans le vert profond des cèdres et des pins Douglas, quelques érables luttent pour se faire une place, égayant l'uniformité de la sombre forêt pluviale de leurs larges feuilles d'or. La plage est jonchée d'énormes huîtres qui crissent sous nos pas. Nous tirons sur le câble sur lequel les bateaux sont amarrés et chargeons nos affaires et quelques pièces de bois dans le "Misty River". L'esquif fend l'air chargé d'embruns et nous entamons la traversée du bras de mer qui nous sépare du chantier. Nous passons à vive allure devant le dock et les parcs à huître. Hubert et moi échangeons quelques sourires complices, quelques sourires qui économisent les longs discours, tous ces mots qui ne parviennent pas à décrire complètement la quiétude et la magie qui se dégagent de ce matin de marée basse. Le soleil levant caresse nos visages, un  phoque occupé à sa pêche matinale plonge à l'approche de notre embarcation et nous sommes tous deux conquis par la présence de cet aigle chauve qui nous regarde passer, posé telle une statue de cire sur le récif.


Bois durs et fines lames, la quintessence des rabots japonais.


Comment traduire cette frustration que je sens au bout des doigts ? Mon ciseau dérape et semble immanquablement attiré par les failles et les creux du bois. Accroupi devant cette maudite porte, je lutte et sue comme un boeuf pour un résultat loin de correspondre à mes efforts. Intrigué par mes jurons, Hubert vient aux nouvelles, observe un instant mon vain acharnement et me prend le ciseau des mains. En trois coups de maillet, les copeaux se détachent et le bois semble se mouler à sa volonté. Avec son sourire d'ogre, Hubert me réconforte et m'explique sa technique. Quarante ans d'expérience, et d'innombrables erreurs surmontées plus loin, le geste est efficace et déterminé. J'observe en silence le maître au travail, qui tire avec une facilité déconcertante ce qu'il veut de cette fragile pièce de cèdre.

Le chantier est imprégné de l'odeur envoûtante des essences locales, western red cedar, yellow cedar et pin douglas, qui trouvent dans le climat humide des îles le climat idéal pour croître. La totalité des bois de finition et une bonne partie de la structure de la maison proviennent des arbres abattus sur la propriété de ses clients, un couple de millionnaires texans. Les bois sont d'une qualité exceptionnelle, et Hubert a pris grand soin de sélectionner les arbres les plus droits et matures pour en extraire les poutres, planches et bardeaux qui habillent la construction. Travaillant de paire avec Dave Shipway, un autre charpentier rencontré cet été sur Cortès, Hubert dessine, conçoit et construit lui-même ces propriétés luxueuses, qui sont souvent de véritables prouesses techniques. En plus d'accorder une attention particulière à la qualité des finitions, Hubert prend soin de fondre ses créations dans la nature environnante, en y intégrant des matériaux ramassés autour de la propriété, pierres, galets ou rondins échoués sur la plage. De nombreux détails esthétiques sont inspirés de sa passion pour les vieux bateaux à voile ou l'architecture japonaise, comme ces poutres tortueuses ou ces paravents, qui diffusent une lumière douce à l'intérieur de la maison.


Une maison de rêve, nichée au coeur de la forêt.


C'est un plaisir d'évoluer au sein de cette équipe d'artisans au sommet de leur art et passés maître dans l'art du "creative recovery", qui consiste à s'adapter aux difficultés et problèmes imprévus, ou rattraper les imperfections, qu'elles proviennent d'une faille dans le bois ou de l'inexpérience de l'apprenti ! Il y a toujours du temps pour de longues pauses au coin du feu, pour partager un repas et un peu de cet art de vivre typique des îles, qui sont toujours un peu coupées du reste du monde, en particulier en hiver, quand les tempêtes viennent rappeler aux hommes leur fragilité, en coupant l'électricité ou les ferries vers Campbell River.

Cortès est mon havre de paix pour l'hiver, un lieu ou les maisons sont rarement fermées à clef, où chaque lieu public est l'occasion de rencontrer ses voisins ou amis, un lieu où les mots proximité et solidarité ont encore un sens, quand les îliens se cotisent pour offrir des soins médicaux à l'un deux ou qu'ils reconstruisent une maison détruite par les flammes. Beaucoup de lieux fonctionnent sur la base du volontariat, comme le café de Truda, la charmante septuagénaire qui balade son fort accent autrichien dans ce lieu de passage au bord de la route principale. Plusieurs volontaires se succèdent pour l'aider à maintenir ouvert ce lieu chaleureux, qui sert aussi de point internet et d'école de musique. L'île a également sa coopérative, une entreprise à but non lucratif qui permet à tous d'accéder à des produits bio à des prix abordables, tout en permettant aux quelques agriculteurs locaux d'écouler plus facilement leur production.


Relax...


Je retrouve le plaisir des chocolats chauds et des poêles à bois des Noëls de mon enfance. Même la pluie qui tombe drue a son charme, et je me surprend à aimer ces grosses gouttes qui tombent des arbres sur mon visage, comme pour continuer à me laver de quelque chose. C'est encore une agréable surprise, qui m'encourage à poursuivre l'aventure, tant celle-ci s'avère une passionnante odyssée à l'intérieur de mes souvenirs et de mes émotions, comme une quête de ces moments de joies simples, quand la vie n'a plus besoin des milles et uns artifices du monde moderne, quand l'esprit lâche enfin prise sur ce qui de toute façon lui échappe, quand il se concentre enfin sur ce qui est là, devant lui, au lieu de se disperser en de vaines considérations sur le monde et la manière dont il devrait être.

J'ai passé la barre symbolique des six mois, la moitié de mon visa, et chaque jour renforce ces imperceptibles changements dans ma façon d'envisager la vie et ma place dans ce monde. Après tous ces mois sur la route, je prend pleinement conscience de ma vulnérabilité, de l'importance des autres, je relative mes souffrances en écoutant celles des autres, je chérie enfin cette liberté, ce cadeau qui nous offre les plus belles émotions, quand nos pieds sont libérés de leur entrave et nous mènent à la beauté. Cette province est un cadeau, un joyau brut qui offre un grand souffle d'air frais et beaucoup d'eau pure à mon ascendant, le poisson, qui peu à peu prend le pouvoir sur ma destinée. Je me sens un peu comme ces saumons, qui voyagent entre les mondes, et accomplissent un voyage rituel à chaque étape de leur vie. Je deviens adulte, enfin, en me dépouillant de mes chaînes, en laissant la Nature m'apporter sa force et son rythme, comme ces saisons qui se succèdent et offrent chacune leurs moments de magie, ces saisons qui sont un condensé des étapes de notre vie. Le rire puissant d'Hubert survole le chantier, un rire de gosse dans un corps de géant, un rire qui semble aussi imperméable à l'usure du temps qu'à la fameuse pluie de la côte ouest...


Yammee ! Les pommes bio font le plaisir d'Itsel.

Publié dans Cortès Island

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S
Je découvre ton blog et c'est un réel plaisir pour les yeux et l'âme... étant originaire de l'Est du Canada, j'espère un jour voir la côte Ouest... profites en bien :)
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