Pourquoi faire ?

Publié le par François Bernard



Mes ami(e)s,

Je lutte avec le désir de laisser couler, de profiter tranquillement de mes dernières semaines sans trop penser au retour qui se profile à l'horizon. Encore deux semaines de rêve, deux semaines pour savourer la tranquilité de mon coin de forêt, les jours qui s'allongent et le soleil qui chauffe enfin ma peau blanchie par l'hiver...

C'est le retour de cette période bénie où tout semble possible, le retour des beaux jours où le coeur s'allège et les sens se régalent et se perdent dans un tourbillon grouillant de vie. Cortès Island, ma belle, je me prépare doucement à te quitter, à remballer mon sac et repartir d'où je suis venu. Je lutte avec l'énergie du désespoir pour m'ancrer dans ton présent et savourer mes dernières cigarettes. Dans deux semaines, je retrouve la France, la famille, les amis. Dans deux semaines je retrouverai les questions laissées en suspens, mes amours et mes blessures. Dans deux semaines je serai de nouveau plongé dans ce pays que j'ai regardé de loin pendant un an. J'ai peur, j'ai tellement peur.

En posant le pied sur ce coin de Terre il y a un an, je ne soupçonnais pas à quel point cette expérience me changerait, à quel point l'immersion totale dans cette province et cette culture parviendrait à ouvrir des portes que je me suis longtemps refusé à ouvrir. Peu à peu, j'ai compris le sens de cette aventure, peu à peu j'ai mis du sens sur les rencontres, sur les paysages, j'ai mis du sens dans une vie aux allures de patchwok bigaré. Si je n'ai qu'une vérité à retenir de ces douze mois, c'est le pouvoir de guérison de la Nature, c'est cette paix et cette puissance qui se dégagent du vol de l'aigle, c'est ce frisson qui parcoure l'échine quand une meute de loups lance ses hurlements au quatre vents...

Mes amis canadiens me demandent souvent à quoi ressemble l'endroit où j'ai grandi. Je leur raconte alors mes jeunes années roubaisiennes, dans ce Nord de France balafré par deux cent ans d'industrialisation bornée. Je leur parle des mines de charbon, des usines désafectées, des autoroutes à quatre voies sillonnées par des millions de camions, de ces vies ouvrières broyées par le chomage. Je leur parle des guerres, de ces sales guerres menées au nom de la Patrie, l'arbre famélique qui cache tant bien que mal l'appétît vorace du Capital. Je leur dis que nous avons tué jusqu'au dernier les loups et les ours qui peuplaient nos forêts et nos montagnes, je leur dis que cette Nature prodigieuse dans laquelle ils vivent et respirent n'existera qu'au prix d'une lutte sans merci contre notre propre avidité...

Et puis je leur parle de Sarkozy, de la chasse à l'étranger, de la répression des syndicalistes et des chercheurs, de la brutalité erigée en mode de gouvernance. Je leur parle de ma peur et de ma rage, de cette colère sourde qui monte en moi devant tant d'injustice et de médiocrité, devant les rapports d'Amnesty international dénonçant les prisons françaises, la brutalité et le racisme de la police. J'ai honte de notre classe politique tout autant de mes propres contradictions, de cette posture qui consiste à critiquer l'enfer confortablement assis au paradis. La glace des pôles fond, le climat s'emballe et je constate avec tristesse ma propre dépendance aux énergies fossiles, ma propre allégeance au marché pour ce qui relève de ma survie, de mon alimetation aux moyens de me déplacer, le sang d'un irakien dans le réservir de ma voiture.

Ma tête et mon coeur sont proches de l'explosion et il ne me reste que quelques rares alternatives, la fuite dans le confort ouaté des paradis artificiels, dans la chaleur moite du partage des corps, dans la pression douce et rassurante d'un hug, dans le regard que l'on cherche et trouve, dans l'assouvissement de ce besoin fondamental de connexion. Je lève la tête et je scrute l'horizon. Tournoyant dans les courants d'air, l'aigle écrit à l'infini des lettres inconnues. Surgi de nul part, il est la métaphore de la vie offerte aux vagabonds, le symbole d'une existence qui ne s'inscrit que dans l'instant, dans ces minutes de grâce, dans ces tourbillons de plume qui l'espace d'une minute nous laisse entrevoir le bonheur d'une autre incarnation. Mourir et revenir couvert de plume, pouvoir enfin s'arracher de son propre poids. Renaître couvert de plumes et s'envoyer en l'air, regarder de loin le cirque de ces hommes qui tournent en rond autour du bûcher des vanités, du veau d'or ou des croix où agonisent tant de corps suppliciés...

Face au retour de la barbarie, face aux crises qui assombrissent notre ciel, face au cataclysme environnemental en chemin, face aux sales guerres menées en notre nom, nous devrons prendre parti, faire enfin un choix éthique dans le large spectre qui sépare la collaboration de la résistance, la peur de la confiance, la haine de soi et l'Amour. Il faut du courage pour sortir de la prison de nos égos et de nos rêves de gloire. Il faut du courage pour guérir ses plaies et arrêter de projeter sa misère affective sur les autres. Il faut du courage pour serrer un autre homme dans ses bras, pour faire fi des tabous et sentir enfin cette chaleur, cette douceur et cette tendresse nous envahir. La lutte armée a échoué, place au vrai travail, celui qui commence avec l'acceptation de nos faiblesses et la guérison de nos blessures. Les outils ne manquent pas, les cadres existent pour offrir un peu de répit avant de reprendre le chemin de Babylone. Cortès Island et plus généralement les lieux alternatifs de la côte ouest nord-américaine fourmillent de communautés et d'individus qui partagent l'espoir de décoloniser leur imaginaire des lois du marché, qui partagent le désir de fonder des relations basées sur le respect et la compassion.

A l'heure d'achever cet article et de rompre enfin ces longues semaines de silence, je n'ai qu'une pensée, celle de vous emmener là où l'air vif balaie nos corps, emportant avec lui les lambeaux de notre vieille vie, dans le sillage du vol majestueux de l'aigle chauve...

Je dédie ce billet à Jean-Marc Rouillan et vous invite à méditer cette citation de Brecht, extraite du documentaire de Pierre Carles dédié au mouvement révolutionnaire Action Directe, "Ni vieux ni Traitres" :

"Nos défaites d'aujourd'hui ne prouvent rien, si ce n'est que nous sommes trop peu dans la lutte contre l'infamie, et de ceux qui nous regardent en spectateurs, nous attendons qu'au moins, ils aient honte"

Publié dans KriduKoeur

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M
<br /> je suis ravi de voir qu'il y a toujours des personnes à remettre en question un mode de vie destructeur pour notre propre environnement.<br /> On imagine pas à quel point un voyage peut vous changer...<br /> merci pour ton blog, tu m'as donné des idées pour partir au canada, traverser cet immense pays en me préparant un minimum.<br /> je te souhai de continuer de rencontrer d'autres personnes formidables comme tu l'as fait.<br /> On se rend compte que les frontières entre les hommes ne sont que des mots inventés par ceux-ci.<br /> <br /> <br />
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C
Salut! Je reviens aujourd'hui par hasard faire un petit tour sur ton blog et suis à nouveau happée par tes mots et ce que tu vis au loin, là bas...où tout à l'air si simple, naturel, et sauvage... alors je te souhaite bon courage pr ton retour en France & une bonne continuation pour la suite,<br /> http://celiaaucanada.over-blog.com/
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