Rockies Chronicles #3 : Last hugs

Publié le par François Bernard

Ce n'est qu'un au revoir ...

J'ai lissé mes plumes d'hiver une dernière fois, ramassé mes affaires et remis ma maison sur le dos. En cinq mois sur la route, j'ai eu le temps de me roder à cet exercice délicat, qui consiste à veiller en permanence à n'avoir sur soi que l'essentiel. Chaque objet doit prouver son utilité, sous peine d'échouer en route, abandonné à son destin et à d'hypothétiques retrouvailles. Une fois n'est pas coutume, j'emmène avec moi quelques cadeaux, témoins de la dernière rencontre en date avec Mick "Fisherman" Callas, un autre de ces drôles d'oiseaux qui habitent la vallée.

J'ai rencontré Mick par hasard en allant boire un verre de vin chez Glenda, la voisine de mes hôtes. Son mari et quelques uns de ses "buddies" à la cinquantaine bien tassée passent leur soirée bruyamment dans le sous-sol. L'odeur qui s'échappe de l'escalier ne trompe pas mes narines, et je trouve les joyeux drilles affairés autour d'un jeu vidéo, une bière à la main, tandis que Mick, l'aîné de la bande, tire goulûment sur son pétard. Outre sa passion immodérée pour la pêche et les produits dérivés de la sainte plante, ce soixantenaire débonnard passe pour être un expert de la photo animalière. Il connaît la vallée comme sa poche et tous les coins susceptibles de m'offrir une dernière journée dans la nature environnante. Après une longue discussion et quelques taffes sur son calumet, nous décidons de consacrer ma dernière après-midi à l'observation des saumons, qui en ce début d'automne remontent les rivières pour pondre et mourir.


Les Kokanee se fondent dans les dorures de la rivière, composant leur éphémère peinture de leur somptueuse robe écarlate...


Ce lundi matin, j'ai juste eu le temps de remballer mes affaires et de visser les dernières planches de l'escalier flambant neuf. Mick est arrivé vers midi, le sourire au coin du bec, tandis qu'un nuage de fumée s'échappe de la portière entrouverte. Nous partons vers le Sud et les méandres d'une rivière qui rejoint la Fraser River. Les nuages ont eu toute la matinée pour s'agglutiner sur les flancs des montagnes et une fine pluie s'abat maintenant sur la route. Quelques lacets en contrebas, nous sommes enfin au bord de la rivière, qui serpente au milieu d'une épaisse forêt humide. Les grands arbres, cèdres et pins Douglas, offrent une série de vues imprenables pour la petite dizaine d'aigles qui surveillent leur garde-manger, qui fraye dans les remous du torrent, vingt mètres plus bas. Les saumons Kokanee sont serrés les uns contre les autres, teintant la rivière de leur somptueuse robe écarlate. Malgré leur petite taille, ces saumons ont atteint leur âge adulte, après quatre années passées entre la rivière et leur "océan", un lac d'une vingtaine de kilomètres de long, à quelques kilomètres en contrebas. Maintenus dans un espace aussi restreint, les saumons sont beaucoup plus petits que leurs cousins du Pacifique, atteignant au maximum une vingtaine de centimètres.

Ils accomplissent là leur dernier voyage, usant leurs dernière forces pour atteindre le lieu exact de leur naissance, se reproduire et mourir. Les cadavres qui jonchent les bancs de sable ne font aucun mystère du funeste destin qui attend les vivants, qui s'agitent frénétiquement sous le regard attentif du reste de la chaîne alimentaire. Les aigles volent d'un arbre à l'autre, visiblement agacés par notre présence si près de leurs repas. Nous observons quelques magnifiques spécimens d'aigles chauves, dont certains en pleine mue, quittant leur plumage d'adolescent pour se parer de leurs emblématiques plumes blanches sur la tête et la queue. Les grands corbeaux, qui leur disputent ce territoire, font d'occasionnelles incursions, rappelant leur présence par quelques cris stridents qui se perdent dans les mystères de cette forêt brumeuse. Nous sommes comme deux gamins ébahis, au comble de l'excitation devant un tel spectacle, devant les couleurs sublimes de ces poissons et le manège de ces somptueux volatiles. Mick m'abreuve de détails sur la faune locale et semble particulièrement heureux de partager sa connaissance des lieux et le fruit de toutes ces années passées dehors quel que soit le temps.


Les aigles chauves sont de piètres pêcheurs mais d'intraitables charognards, protégeant jalousement la rivière et son abondante nourriture. L'aigle au sommet de l'arbre n'a pas encore atteint l'âge adulte.


La vie de Mickael Callas, alias "Fisherman Mick", épouse les contours et les accidents de son époque. Né à Beaverton, Oregon, à la fin des années 40, Mick s'est engagé en 1967 pour le Vietnam, afin de laisser derrière lui quelques bétises et s'éviter la taule. Comme beaucoup d'anciens vétérans, il est rentré au pays au beau milieu de ces folles années d'expérimentation et de contestation sociale, vivant une vie de bohème pendant quelques années avant de quitter définitivement son pays et s'installer en Colombie britannique. Comme de npmbreux vétérans qui m'ont un jour raconté leurs souvenirs, Il a préféré retenir les bêtises de la vie de bidasse, l'apprentissage de l'effort collectif et le dépassement des préjugés raciaux, quand ce jeune blanc de la côte ouest s'est retrouvé parmi la majorité noire de son bataillon d'infanterie. Pour beaucoup de ces hommes issues des minorités pauvres et défavorisées de USA, la guerre offrait une opportunité d'ascension sociale et un moyen d'accéder à l'éducation, l'armée offrant des programmes d'enseignements aux engagés volontaires. En écoutant Mick, je me suis rappelé des récits de guerre du Grand-Père, quand gamin je l'écoutais parler avec fascination de ses copains de toutes nationalités, de tous ces lieux parcourus si loin de sa terre natale, de cette jeunesse insouciante du danger et malgré tout plongée dans les atrocités d'un conflit sans merci.


Mick "fisherman" Callas, au milieu de son univers.


Mick me raconte tous ses souvenirs avec son air rigolard, alors que nous faisons route pour rentrer chez lui. A peine arrivés, nous nous offrons mutuellement une petite séance de visionnage de nos photos, et c'est un flot discontinu d'histoires, d'anecdotes et d'éclats de rire qui retentissent dans le bureau, pendant que son épouse Fay s'affaire à nous préparer un repas. Ce dernier est copieusement arrosé, car Fay, loin de partager la passion de son mari pour le chanvre, "is more a booze person", selon ses propres dires. Je me lève de table à moitié KO et nous filons dans l'atelier, histoire de poursuivre notre discussion, qui glisse subtilement vers le jardinage d'intérieur. Au milieu des plans d'herbes et des photos de pêche, nous dégustons son Hash maison  tout en parlant de nos voyages et de nos passions communes. Je repars de chez Mick les mains pleines, avec notamment son dernier DVD, intitulé "High in the Rockies", où Mick et son chien Bella nous invitent dans les meilleurs endroits pour se poser dans la nature un joint au bec. Je quitte Mick en espérant revenir, pour profiter davantage de sa connaissance des lieux et rencontrer d'autre figures locales, comme Grégo le trappeur, fin connaisseur de la faune sauvage et en autres choses amateur de rencontres extra-terrestres... A l'heure de quitter ce coin perdu des Rocheuses, un sentiment profond et réconfortant s'élève en moi, en même temps que la certitude qu'après tant d'années de doute, ma curiosité a enfin trouvé un terrain de jeu à sa démesure, dans la paix et la magie de ces montagnes ...

Etais-je encore sous le charme à l'heure de retrouver mes habits de citadin ou est-ce que ce satané chauffeur a vraiment oublié de mentionner que l'arrêt n'était pas un arrêt ? Me voilà coincé sur la route vers Kamloops, où je suis censé retrouver mon amie Irène, qui rentre à Vancouver avec Andrew, son nouveau fiancé. Au moment même où je sors de la station-service, le bus file vers Kamloops avec mon sac dans la soute, et me voilà en rade à quelques heures de la nuit, avec pour seul issue une hypothétique mission stop. Fort heureusement, la chance est avec moi, et je sympathise avec ces deux jeunes femmes qui ont eu la bonne idée de vérrouiller leur voiture de location en laissant la clef à l'intérieur. Nous tuons le temps autour d'un café, et les filles ont droit à une projection photo improvisée sur le parking. Après une bonne heure d'attente, le dépanneur arrive et il lui faut moins de vingt secondes pour ouvrir la porte. Nous pouvons enfin quitter Little Fort et son parfum de bouse de vaches. J'ai eu le temps de prévenir la gare routière et c'est avec soulagement que je retrouve mes affaires en arrivant à Kamloops. C'est non sans peine que je laisse les filles poursuivre leur périple et il me faudra quelques heures pour me délivrer des yeux d'Erica, la ravissante et timide passagère, qui me fit regretter un instant de ne pas habiter cette bourgade besogneuse du sud des Rocheuses...


Adventure, pure and simply dangerous, vous voilà prévenus !



Je me sens soudain comme ces hommes partis trop longtemps en mer, et les premières rencontres en dehors du vase-clos et de la routine campagnarde ont la saveur d'un festin de roi. Irène me sert dans ses bras, je retrouve mon amie telle que je l'ai laissé quelques mois plus tôt, avec ses éclats de rire et cette chaleur latine qui m'a parfois manqué depuis mon départ. Je fais la connaissance d'Andrew et nous partons pour Vancouver dans la voiture pleine à craquer. Peu à peu, les lumières artificielles se font plus denses, crachant leurs millions de watts dans le vide de la nuit. L'air se réchauffe et se charge des remugles de la vie moderne, des ces odeurs écoeurantes de plastique brûlé et de nourriture industrielle que j'avais fini par oublier. Les voitures défilent de part et d'autre de notre vaisseau, avant que le trafic ne se densifie et qu'il ne se fige tel un liquide poisseux collé à la route. Je distingue enfin les hautes tours de Yaletown, le quartier résidentiel flambant neuf où habite Irène. Je suis en transit, pour quatre jours à Vancouver, comme le rat des champs de la fable de La Fontaine, qui cherche vainement ses repères dans l'infernal brouhaha de ce chaudron de verre, de béton et d'acier. Dans les hautes tours qui ceinturent notre immeuble, je distingue d'autres humains, qui semblent enfermés dans leur alvéole de lumière artificielle. Nous sommes coupés du sol et des autres, comme compactés dans ces ruches ultra-modernes dont l'accès est barré par les gadgets d'une société moderne qui célèbre avec notre complaisance les valeurs de la société de contrôle, technologique, cybernétique et hypersécurisée.


Mon amie la Lune, dont les douces lueurs me guident à travers la jungle de béton. 


Malgré la brutalité de ce contraste, je suis encore plein de cette saine énergie glanée dans mes rencontres et surtout dans l'incroyable beauté de cette province. Ce pays m'a pris aux tripes et m'a poussé à quitter cette vieille peau qui m'empêchait de respirer. Comme les ours qui se frottent contre l'écorce des arbres, je l'ai laissé derrière moi, lambeau après lambeau, gagné chaque jour davantage par la magie de ces paysages grandioses et intimidants. J'ai partagé la vie de ces gens simples, qui pour la plupart m'ont accueilli avec une immense générosité. J'ai travaillé dur à leurs côtés, luttant pied à pied avec cette nature parfois brutale et envahissante, pour simplement vivre le rêve, ce rêve d'une vie plus proche de sa source, ce rêve qui a le goût de l'eau qui dévale les pentes des glaciers, ce rêve qui a le parfum des bois et la couleur du soleil qui se lève sur les montagnes de Nuk Tessli, quand serrés les uns contre les autres nous contemplions en silence l'unique représentation de ce spectacle hallucinant...

Publié dans Rocky Mountains

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
E
Peu importe la destination, c'est le voyage qui compte. Merci pour ces pages de poésie.
Répondre