Retour à Evans Bay

Publié le par François Bernard

Les miracles de l'hiver ont le caractère fugace, et se faufilent comme ils peuvent à travers les longues semaines brumeuses, la neige et le froid qui lacère le peau. Une journée de soleil, et les visages s'empourprent, près à céder à leur immense besoin d'amour. Les sourires reprennent le dessus, et les gorges s'ouvrent pour chanter. Dans notre lutte hivernale, seules les racines peuvent encore pousser, quand les amis offrent le refuge et la chaleur, la voix et l'oreille.

Plus que jamais, la présence de ces personnalités est le cadeau de ce voyage, quand à la faveur d'une nuit de musique ou d'une croisière improvisée, on met soudain le cap autant vers l'inconnu que le familier.

Les îles offrent leur paradoxe, dans leur beauté, dans leur isolement, dans ce mélange d'espace et de promiscuité. De plus en plus poisson, je me faufile entre les mondes et m'échappe parfois vers le large, là où le vent salé souffle sur mon visage. Debout à la barre, je ressens le moindre changement d'allure ou d'orientation du vent. Il me pousse vers les amis, là où tout a commencé, et là où tout continue. Evans Bay est au bout du mat, et le bateau file entre Pencil Island et Hill Island, deux gros cailloux battus par les tempêtes et survolés par plusieurs paires d'aigles chauves. Hubert m'a laissé la barre et Osprey file tranquille vers le fond de la baie. Je distingue même la toiture métallique du lodge. Espérons qu'ils soient là.

Je me suis posé quelques minutes au chaud pour siroter un thé brulant. En face de moi, la table basse en yellow cedar attend sagement ses nouveaux propriétaire sur la banquette. Le vent s'engouffre entre les falaises qui plongent de part et d'autre de la baie. Hubert se charge de la manoeuvre d'apontage, ça y est je pose enfin le pied sur cette terre familière. Mes yeux cherchent quelque chose,  je me demande si les lieux ont changé, et je cherche un signe dans cette grosse bâche bleue jeté sur le poulailler. Et ces planches sur le ponton, que vont-ils en faire ?

Oui, pas de doute, c'est bien de la lumière, et cette radio est bien allumée. "This is CBC news from Vancouver", et les buches claquent dans le poêle à bois. J'ai attrapé Ralph dans mes bras, puis j'ai serré Lannie fort contre moi. J'ai reconnu son odeur et je suis revenu quelques mois en arrière. Sourires, Hubert délivre une paire de hugs surpuissants et je retrouve la table de la cuisine. La petite table en bois de cinq pieds de long et les deux bancs dans le mur, les poutres et les lambris en planches de red cedar tronçonnées sur la plage, tout y est...

J'écoute les vieux amis se parler et je suis heureux de retrouver Lannie et Ralph Keller, mes hôtes, la première famille canadienne qui m'a accueilli et quel accueil ! La table basse baptisée "Dutchman's board" illumine le salon de son jaune pétant, pendant que Hubert raconte l'histoire de sa planche. Lannie et Ralph rigolent, en racontant comment ils ont construit presque toute leur maison avec des logs ramassés sur la plâge. Ils ont l'air tellement détendus, et plutôt heureux d'avoir le temps et l'énergie de mener ensemble leur combat écologiste, chacun à leur manière. Je retrouve l'accent de Saint Louis et toutes les qualités de Lannie Keller, dont les luttes s'inspirent des valeurs des quakers américains : à défaut de pouvoir empêcher un crime, il faut s'en porter le témoin.

Les Keller ont soulevé plusieurs lièvres et flairent quelques mauvais coups en provenance des compagnies privées d'hydro-électricité ou d'exploitation forestière. Sur Read Island, ils ont mis en échec un projet d'aspersion de pesticides sur quelques hectares de forêts privées. Plus encourageant, ils ont obtenu l'abandon de deux projets d'hydro-électricité qui menaçait sérieusement l'intégrité de la côte. Ces projets d'hydro-électrcité sont mis en avant sous divers prétextes pour accélérer d'une part le développement urbain de la province et d'autre part pour alimenter les USA. Le Canada est lié aux USA par des accords commerciaux qui rendent perpétuels les contrats d'énergie. En d'autres termes, cela signifie que le Canada ne peut plus refuser de vendre après avoir ouvert le robinet.

Lannie et Ralph craignent qu'à terme la zone perde tout espace sauvage en raisons des installations de production d'énergie et des réseaux de distribution du courant, acheminé en aérien à travers le relief escarpé des fjords et des montagnes. Cela implique à terme un vaste de réseau de coupes claires et l'usage de pesticides pour contrôler la repousse le long des lignes. Les corporations sollicitent en priorité les terres accordées aux réserves indiennes. La double promesse d'emplois et de rentes annuelles est difficile à ignorer, et chacun semble jouer sur plusieurs terrains. Dans ces conditions, c'est une combinaison de communication, d'activation de réseau et de mobilisation sur le terrain qui permet de mettre en échec les compagnies privées et la bureaucratie...

Le café fume dans les tasses, nous sommes heureux de partager ce repas improvisé. Lannie me tend la main et je la serre dans la mienne. C'est bon de se revoir, dans l'intimité d'une journée d'hiver, au bout d'une croisière improvisée. Mon coeur tangue dans le bateau. Je le laisse chavirer et se baigner une dernière fois dans l'air d'Evans Bay. Nous hissons le génois, puis la grand voile, le retour est magique. La neige se cache dans les nuages et le vent change parfois d'humeur. Osprey roule sur la courte houle, je me laisse bercer par le roulis et les bruits du vent qui claque dans les voiles.

C'est encore une autre journée magique, une autre journée qui m'ancre un peu plus dans la confiance et l'affection de mes nouveaux amis. Plus j'avance dans ce voyage, plus j'accepte la formidable diversité de l'espèce humaine et plus je reconnais ce qui nous relie. En me tirant du lit ce matin, Hubert m'a apporté un autre petit miracle, quelques lettres venues de Toronto. Le code postal est barré, les lettres ont plusieurs semaines de retard, c'est beau, beau et triste, beau et profond. Beau, dessins, mots d'amour, et milles délicates attentions. Un contenu shamanique, de la verveine, des paroles sages et pieuses, des images, des symbôles, ces totems qui me suivent et me protègent, l'Aigle, la Lune et le Poisson...




Publié dans Read Island

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