Master and Apprentice

Publié le par François Bernard

Le voyage est un outil formidable. Par moment, j'ai l'impression qu'il agit sur moi comme un immense tamis. La matière est brassée intensément par la distance, les differences culturelles, la langue et la nécessité de trouver autour de soi de nouveaux repères pour remplacer ceux que l'on a laissé derrière soi. Cet intense brassage produit des reactions inattendues et des prises de conscience qui me font voir la vie sous un autre angle. Voilà le récit du dernier brassage en date en vous souhaitant une agréable lecture...

 

 

Enfin ! L'été est arrivé en Colombie britannique et pour être honnête, ce n'est pas pour me déplaire. Après un printemps particulièrement frais, aux dires même des locaux, j'assiste émerveillé à l'explosion de vie qui accompagne l'élévation des températures.

 

Après six semaines passées avec Lannie et Ralph, me voilà parti pour l'île voisine de Cortès Island, plus grande, plus peuplée et porte ouverte sur les fjords de la côte continentale. Sur les îles, le réseau et la reputation sont deux facteurs determinants dans les rencontres et l'intégration des nouveaux venus. Et c'est grâce à mes hôtes que j'ai fait la connaissance de deux artisans exceptionnels, Dave Shipway et Hubert Havelaar.

 

Arrivés sur ces bouts de caillou il y a trente ans, ces deux charpentiers ont construit plus d'une cinquantaine de bâtiments, exportant leur savoir-faire jusqu'au Japon. Ici, le travail du charpentier est bien plus vaste qu'en France, et en l'absence de règles strictes régissant la construction, les constructeurs bois sont aussi les architectes et les designers des projets de leurs clients, la parfaite connaissance des chantiers en plus.

 

Je suis donc arrivé sur Cortès un samedi après-midi, direction le Sud et la maison de Dave. Sa maison est un hybride particulièrement réussi entre l'architecture de la côte ouest et des influences japonaises très marquées, dans les volumes, la contruction des espaces et des niveaux de la maison ou les details esthétiques (paravents, cloisons de papier blanc, toitures asymétriques, utilisation de poutres et bandeaux courbes). Dave est un artiste, un maître du travail du bois qui excelle dans l'alliance entre des matériaux travaillés et des matériaux bruts, empruntés à la nature environnante (pierres, coquillages, rondins récupérés sur la plage), ou aux traditions locales, l'art de la sculpture sur bois des peoples natifs.

 

Comme souvent, le jardin est l'espace reservé de  son épouse, Joy, américaine et exilée volontaire depuis 25 ans. Elle élève de magnifiques moutons et agneaux, pour leur viande et leur laine. Ce petit bout de femme s'active sans relâche, entre ses animaux et les nombreuses spécialités culinaires qu'elle vend sur le marché. Elle est également à la tête d'un réseau de contrebande de poulet bio, dans la plus pure tradition des gens des îles, qui revendiquent une autonomie de pensée et d'action aux noms de leurs principes et du plus précieux d'entre tous, leur liberté.

 

Avec Dave, nous avons fait un tour exhaustif des bâtiments environnants et ce fut un moment de partage et de découverte passionnant. Avec beaucoup d'humilité et de simplicité, j'ai écouté cet homme et essayé de glaner l'essentiel de ce foisonnement d'informations. Son design est autant le fruit d'une immense experience de terrain que d'une réflexion philosophique, sociale et humaine du bâtiment. C'est là, en parcourant sa bibliothèque, que je m'aperçoit que les mouvements novateurs initiés dans les années 70 étaient portés autant par une vague de contestation et d'expérimentation tous azimuts, que par des universitaires et des penseurs qui entendaient mélanger réformes sociales et conservation des traditions et des schémas qui firent de tous temps le bonheur des êtres humains en société. On est bien loin du cliché d'une bande de hippies irresponsables colporté par ceux qui veulent aujourd'hui "liquider mai 68", suivez mon regard…

 

Ce fut un immense regal que de se plonger dans ces livres d'architecture, d'urbanisme, de travail du bois ou d'agriculture biologique, tout en partageant des conversations plus techniques sur la faisabilité de tel ou tel assemblage de charpente. C'est là, au contact de ces hommes et femmes au tournant de la soixantaine, que je prend pleinement conscience de ce que peut et doit être la relation d'apprentissage, bien loin de la notion d'enseignement, qui emprisonne la curiosité et la créativité dans une relation fermée qui maintient l'élève dans une position inférieure. A aucun moment je n'ai ressenti cela avec ces artisans, pourtant passés maîtres dans l'exercice de leur métier. J'ai constaté au contraire à quel point ils appreciaient que des jeunes gens se passionnent pour leur travail tout en apportant leur propre vision des choses.

 

La semaine suivante s'est déroulé sur un chantier de maison bois tout à fait passionnant, dans une excellente ambiance de travail. Hubert Havelaar est un colosse rieur dont l'histoire ressemble  à celle de beaucoup de locaux. Partie au lendemain de la seconde guerre mondiale, ruinée par l'occupation nazie, la famille a trouvé ici les moyens de s'épanouir, dans un territoire neuf où tout semblait possible. Hubert est entièrement emprunt de cette énergie, de cet état d'esprit de pionnier, qui valorise autant l'initiative que les valeurs d'entraide, en particulier sur ces îles, dont la beauté resta longtemps un secret bien gardé avant d'être livrées au speculateurs de tout poil.

 

Ma prochaine experience sera un mois de stage dans une ferme biodynamique, chez des amis d'Hubert. Voilà d'autres belles rencontres en perpective avec d'autres individus passionnés et tellement savants dans leur domaine. Il m'est maintenant apparu évident que mon devoir et le but de mon existence est de conserver et d'améliorer et de transmettre le savoir de ces pionniers, car ils seront à n'en pas douter les savoirs les plus précieux dans les années à venir, une fois que l'homme aura appris à ses dépens que l'argent ne se mange pas.

 

Les enjeux environnementaux sont ici sur toutes les lèvres, et je n'achèverai pas ce petit message sans y ajouter un petit grain de sable écolo. Le sable dont je vais vous parler est devenu l'objet de la convoitise des multinationales du pétrole car imprégné de bitume. Il existe des gisements immenses de sables bitumineux au Nord de la province de l'Alberta, la province canadienne qui jouxte la Colombie britannique. Il s'agit de la plus importante réserve de pétrole au monde, mais celui-ci nécessite des procédés technologiques qui vont transformer des millions d'hectares en desert chimique. Les proportions de ce chantier font frémir. L'un des plus grands barrages du monde est une retenue de produits toxiques qui menace le Canada d'une catastrophe écologique qui relèguerait Tchernobyl au rang d'accident anecdotique. Les consequences en matière de pollution de l'air et de l'eau sont déjà dramatiques pour toutes les populations qui vivent à proximité des circuits de production, de distribution et de raffinage de cette source d'energie. Et le plus absurde est que pour obtenir le précieux liquide à partir des gisements de sables, il faut brûler des quantités astronomiques de gaz naturel. L'exploitation des gisements de l'Alberta représente l'équivalent des rejets de gaz effet de serre du Danemark, tout cela pour satisfaire la demande toujours croissante du gourmand voisin américain et des marches asiatiques.

 

Pourquoi vous parler de cela ?

 

Tout simplement parce que l'on trouve dans ce dossier les mêmes ingredients qui vont précipiter l'humanité vers le chaos total, à savoir une exploitation inconsidérée de ressources naturelles non renouvellables, la pollution irrémédiable d'éléments vitaux pour la survie de notre espèce (eau, air, terre), la corruption et le laisser-faire des politiciens de tous bords et la complicité d'une populace endormie par les mirages de la société de consommation et de divertissement. Car nous sommes bel et bien complices des agissements de cette poignée de criminels. Complices, car ce viol collectif de notre planète perpétue notre mode de vie, complices, car nous n'avons pas le courage d'affronter ceux qui nous gouvernent et organisent le saccage en notre nom.

 

J'ai partagé de longues conversations avec Hubert, le charpentier-marin, son analyse est aussi implacable et j'admire par contraste sa gaité au quotidien. Difficile de cueillir l'instant quand tout est sur le point de s'écrouler et que l'humanité entière est à l'aube de son plus formidable défi. Toutes les civilizations se sont écroulées pour deux raisons majeures, la ruine de leurs ressources naturelles et la complexité de leurs structures, les rendant inaptes à l'adaptation. Nous avons quelques années devant nous, dix, quinze, peut-être vingt, pour changer radicalement notre mode de vie et acquérir les moyens de notre survie. A défaut, il faudra que ceux qui ont des enfants leur expliquent pourquoi ils vont mourir de faim, de soif ou de maladie et pourquoi ils n'ont rien fait pour inverser le cours des évènements.

 

Même loin je ne vous oublie pas et espère que chacune et chacun d'entre vous trouve sa place et son bonheur. Je dédie ce message aux deux magnifiques princesses Charlize et Salomé, les perles du printemps 2008, qui font le bonheur de leurs parents et notre espoir en l'Humanité.

 

Car l'espoir est le souffle qui ne devrait jamais quitter notre poitrine.

 

Je vous aime.

Publié dans Read Island

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article