Yin Yang Geminies

Publié le par François Bernard

Le ferry est lancé dans le brouillard, au loin on peine à distinguer les contours des îles environnantes. Seule une étrange vapeur orange trahit la présence de la ville, qui se détache enfin de l'épaisseur brumeuse. Campbell River est une bourgade industrieuse comme tant d'autres dans la province et pour beaucoup d'îliens le passage obligé pour faire les courses du mois et déposer sa paye. En passant d'un centre commercial à l'autre, j'ai du mal à imaginer l'architecte ou l'urbaniste sur sa table de dessin, traçant à la serpe les avenues à angle droit, déposant ça et là les cubes d'acier qui abritent les nouveaux temples de la société de consommation. Quel drôle d'endroit, et quel contraste avec mon île, coupée pour la bonne cause de ces fourmilières sans âme où les pousseurs de caddies errent le regard éteint...

Vivre sans autre attache que la fidélité à son désir, vivre sans autre contrainte que celle que l'on s'impose de son propre chef, sans faire acte d'allégeance aux joueurs de flûte, à ceux qui nous offrent une vie de confort et de sécurité dans l'étreinte étouffante d'une vie à crédit. Souffler un instant, jouir d'une journée ensoleillée, promener ses rêves le long d'une plage déserte, s'élever peu à peu, le corps en alerte, jusqu'à ce point qui embrasse les îles environnantes et les montagnes posées sur la ligne d'horizon, immobiles et baignées de nuages.



D'une rive à l'autre, on entend parfois les loups, à moins que ce soit l'aigle, qui, survolant nos têtes de son vol silencieux, nous offre l'espace de sa traversée une bonne occasion de nous taire.



Comment puis-je être plus prêt de Dieu, comment puis-je accomplir autrement ma révérence aux forces cosmiques, à cet univers qui tourne chaque jour sur lui-même pour mieux laisser les moments de beauté se succéder et irradier mon âme. Un voyage sans retour, une vie qui s'affranchit peu à peu des contraintes matérielles pour tailler ses propres outils et peindre son existence de nouvelles couleurs, de ces pigments que je ramasse ça et là au gré de mes déambulations. Je suis loin des paradis de catalogues, des piscines bordées de palmiers en plastique et des plages où s'agglutinent les rescapés du métro-boulot-dodo. Ma vie n'a jamais été aussi simple et dénuée de tout confort, ma vie n'a jamais été aussi pleine, libre et créative.



On reconnait facilement le petit homme des bois à son magnifique plumage jaune poussin.

 



Je t'ai vu arriver de loin et je t'ai reconnu, sans hésiter. Je te connais avant même de t'avoir parlé, avant même que nos regards ne se croisent et que nos paroles essaient de traduire ce que les corps se sont dits en un quart de seconde. Un autre oiseau migrateur, prêt à faire un bout de route avant repartir en route pour son destin d'animal solitaire. Je suis seul, je suis né seul face à l'inconnu de ce vaste monde et j'en repartirai après avoir lutté une dernière fois, seul contre la peur et le néant. En attendant, je regarde le hasard faire son travail, sans essayer de lutter face à l'évidence, sans opposer de résistance aux plaisirs d'une rencontre inattendue...

La fête bat son plein, et une bonne partie des habitants de Cortès s'est donné rendez-vous pour fêter les 75 ans de la salle communale. Après deux semaines dans mon logis sans eau courante, je me sens comme au paradis devant les dix mètres de buffet, au milieu des gens qui peu à peu s'incarnent, prénom, adresse, profession, sourires, bienvenu à Cortès, au milieu de cette foule sans âge et sans prétention, des ces enfants aux cheveux longs et de ces vieillards qui teintent peu à peu leur visage d'un magnifique rouge écarlate...

Prendre sa respiration et se lancer dans le tourbillon des corps, tourner comme tourne la terre, mes mains dans tes mains, mon corps serré contre ta poitrine, dont les formes s'aplatissent contre mon torse. Deux demi-lunes sont braquées sur moi, et j'ai passé l'âge de faire semblant de ne pas comprendre. Après sept mois en chien, voilà ma chance. J'avais presque oublié à quoi ressemblait une femme quand le désir embrase ses pupilles. J'avais presque oublié à quel point c'est bon, à quel point ce moment simple est porteur d'une énergie primitive et brutale, en même temps qu'une infinie douceur.



Angeli, douce et tendre compagne de mon automne canadien.

 



A peine deux semaines, et nous voilà comme deux gamins, amants et meilleurs amis du monde, arpentant les chemins et plongeant goulûment dans l'ombre des forêts. Nous sommes devenus les rois et reines d'un nouveau royaume, dont les frontières sont l'ici et le maintenant. Les bois offrent leur généreuse moisson automnale et les chanterelles ramassées l'après-midi entonnent l'hymne de nos vies, redevenues celles de nos lointains ancêtres, qui devaient sûrement aimer plus que tout ces journées passées à ramasser leur nourriture dans l'épaisse mousse qui tapisse le sol. Quelle joie de partager enfin ses repas, ses jours et ses nuits avec une âme soeur, compagne pour un temps, témoin et muse de cette extraordinaire aventure aux airs d'hymne à la vie sous toutes ses formes...


Hubert se débat avec le design de notre futur chantier et Brian, mon voisin et collègue de travail m'a embauché pour faire des portes sur mesure. Son modeste atelier est posé au bord de Gorge Harbour, à deux pas de la marina. Le travail est fin et délicat. Les planches de pin Douglas sont soigneusement calibrées, rabotées et poncées, avant d'être assemblées et vernies. Brian est un autre de ces artisans touche-à-tout, un artiste du bois qui extraie avec le même talent des meubles, des guitares ou des bateaux à voile de la matière brute. Nous commençons notre collaboration par un cours sur l'affûtage des outils à mains, rabots, ciseaux, gouges et même mon couteau suisse, qui retrouve sur la pierre à diamant une seconde jeunesse. Comme beaucoup de ces hommes autour de la cinquantaine, il semble prendre plaisir à transmettre son savoir-faire et son expérience. Pas un jour sans une surprise, ou un petit cadeau, comme les photos de ses chantiers au Japon ou une pierre pour aiguiser mon couteau.

Le rythme s'est ralenti et nous travaillons trois jours par semaine. Brian en profite pour me guider sur les pistes de VTT qui empruntent les vieilles routes forestières. Malgré sa jeune cinquantaine, Brian a une caisse d'enfer et l'expérience de ces pistes boueuses et encombrées de rocailles et de racines. Le soleil parvient à peine à percer l'épaisse canopée d'une forêt habitée par l'eau, qui ruisselle, coule ou perle sur les feuilles des énormes fougères. Quelques jolies cascades jaillissent des brusques cassures dans le relief, couvrant de leur bourdon le chant des oiseaux et le crissement de nos pneus sur la caillasse. Lagons et lacs jalonnent notre balade et c'est à chaque pause le même sentiment et la même sensation qui reviennent. Le bonheur d'avoir le temps de vivre, le temps de profiter de cette vie tout en gardant la simplicité comme vertu cardinale de nos choix. Je peux me permettre cela car je n'ai pas de contrat, et pas d'engagement limitant ma liberté de manière déraisonnable. Je peux m'autoriser ces escapades car mes besoins sont limités et délibérément orientés vers la santé et la jouissance, définie non comme une quête permanente de stimulations mais plutôt comme un art de vivre les désirs qui aident à guérir et construire notre vraie personnalité.



Volker est est-allemand, et vit sur Cortès depuis presque trente ans. Plusieurs métiers, plusieurs peaux et une énergie débordante, nous l'avons rencontré un jour de grand soleil et sommes repartis les poches pleines de ces succulents pine mushrooms...



Angeli et moi partageons cette envie, au delà des souffrances que nos vies respectives nous ont infligés. Nous avons tous deux conscience d'être deux guerriers, survivants et produits de sociétés violentes et profondément malades, gangrénées par les injustices, les guerres et les addictions de toutes sortes. Que nous reste-t-il quand les illusions sont mortes trop tôt, quand l'innocence est perdue depuis trop longtemps, quand la mort ou la violence a eu raison de nos sécurités, quand nos coeurs d'enfants ont été meurtris à jamais ? Peut-on encore jouer la même comédie, génération après génération, le mauvais roman de la dépendance et du renoncement à nous-même ? Angeli a quelques années d'avance et beaucoup de cicatrices, comme le vide laissé par la mort de sa mère et les supplices d'une société indienne marquée par le poids des castes et le refoulement de la sexualité, uniquement vécue dans le carcan oppressif de mariages arrangés. Je sens en elle cette même colère, cette même rage qui longtemps m'a rongé de l'intérieur. Je sens aussi ce même besoin de liberté, jusqu`à l'absurde, quand la seule issue est de repartir un jour sur sa route, tournant le dos à cet amour naissant pour ne pas l'emprisonner dans la routine, par peur de demander à l'autre d'impossibles compromis avec ses propres choix.

En sanskrit, "Angeli" désigne les fleurs que l'on dépose en offrande dans les temples, comme si les dieux m'offrait une fleur sur ma route, comme un présage d'autres cadeaux, d'autres êtres sublimes qui prennent leur vie à bras le corps plutôt que de se cacher leur triste réalités, le coeur au travail pour accomplir cette sublime alchimie, pour renaître enfin de ses souffrances. Quelle délicieuse sensation que de s'étreindre dans un lit qui ne nous appartient pas, de se voir chaque fois dans des lieux différents, de prendre la forêt entière à témoin de notre bonheur. Un bonheur à l'image de cette vie entière, où la sécurité est une illusion et la prison de nos rêves. Dans cette île coupée du monde, j'ai l'impression de vivre en dehors du temps et des contraintes de cette vie factice, de cette existence qui nous discipline et nous castre, en transformant ces êtres au potentiel infini en moutons de la société de consommation, ivres de leurs illusions et esclaves de cette course sans fin contre l'inévitable. Nous allons tous quitter ce monde, et chaque jour sans magie, chaque jour sans beauté est irrémédiablement perdu.



Soleil, plages désertes et montagnes nimbées de brume, Cortès est un joyau de l'ouest canadien.



Je me suis réveillé dans tes bras. J'ai senti tes mains et ton souffle tiède sur ma peau. Ton sourire est un soleil qui illumine mon jour de toute sa grâce et de toute sa fragilité. Le désir est subtil, volatile, éphémère. J'ai vu ces larmes au coin de tes yeux en forme de demi-lune, ces yeux venus d'ailleurs, d'une lointaine tribu arrivée en Inde il y a trois siècles de je ne sais où. Je vois en toi le point du jour, l'Orient et le Sud, la chaleur que mon coeur en exil cherche sur la terre entière. Mon grand-père avait raison, je suis bien "le juif de la famille", errant certes, mais tellement riche de toutes ces merveilles, de tous ces savoirs, de tous ces paysages et de tous ces êtres qui peu à peu transforment mon être à jamais. Larmes de joie et larmes de peine, deux facettes d'une même quête, qui de notre solitude existencielle à l'extase des corps nous balade sur ses flots tumultueux...




Et Dieu dit : "Je me cacherai dans le coeur de l'Homme : c'est le seul endroit où il oubliera de me chercher."

Proverbe indien.



 

Publié dans Cortès Island

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K
quite à me répéter...c'est très beau!sincèrement...
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