Chroniques utopiques, Episode #1

Publié le par François Bernard

Comment dit-on "je taime" en Husky ?

Mes chers ami(e)s,

Certains ont trouvé le temps long depuis ma dernière chronique douce-amère. L'homme moderne voit le temps de manière linéaire, accordant parfois une importance démesurée aux dates, aux chiffres, à ces jours que l'on compte, dont la saveur disparaît dans l'horizon borné du calendrier. Ma vie de voyageur se détache peu à peu de ces considérations, rentrant dans le rythme chaloupé d'un temps devenu cyclique, rythmique, comme une boucle qui tourne sur elle-même, auto-alimentée par l'énergie terrestre et l'occurrence de ses avatars. Mon journal quotidien se limite désormais aux levers et couchers du Soleil, aux apparitions et disparitions de la Lune et aux subtils déplacements des constellations et des étoiles dans le ciel. Ma vie se remplit à mesure qu'elle se vide de tous ces poids  et ces informations inutiles qui polluent ma perception du monde.

Tout cela a disparu le temps d'une vingtaine de jours, le temps de vivre une expérience unique dans un lieu qui a remis en question beaucoup de mes certitudes et achevé de réveiller en moi les instincts patiemment mais vainement domestiqués par trente et un ans de vie "civilisée". Dans quelques jours, j'ai fêté mes trente et uns ans d'une vie où chaque jour a désormais sa place, me poussant toujours plus loin sur la route de ma propre connaissance, avec son lot d'obstacles, de rencontres et d'émerveillements. Ma dernière aventure ne fait pas exception, même si j'aime à la considérer comme l'acte fondateur de la reconquête d'une partie de moi-même, à la fois profondément liée à l'imaginaire de mon enfance et à l'acceptation de la dualité de la Vie, de ma vie, où cohabitent sur un petit territoire le beau et le laid, le grandiose et le médiocre, le sublime et le trivial...

Voici le récit de ma vie à Nuk Tessli, altitude 4953 pieds, 52˚02 Nord, 125˚32 Ouest, bout de lac perdu au milieu d'une des chaînes de montagnes les plus méconnues d'Amérique du Nord. Trois semaines d'une vie réduite à l'essentiel, rythmée par les astres et parfumée des âcres senteurs de la sueur et du feu de bois. Trois semaines coupées du monde, ou plutôt au sein d'un autre monde, peuplé d'animaux sauvages et habité par l'esprit des innombrables lacs, torrents et forêts. Un monde qui semble un temple façonné par une main invisible, qui creuse inlassablement le granit pour façonner vallées et canyons, postant ça et là quelques pics drapés de glace, comme autant de sentinelles intimidantes. Au milieu de cet océan de pierre, je me suis senti vivre et presque mourir, quand les endorphines, la joie extatique et l'ivresse du sommet annihilent la perception du danger et poussent mon égo au bord du précipice.

Au delà d'une simple confrontation à la beauté et aux dangers de la nature sauvage, ce temps hors du temps fut aussi une formidable aventure humaine, une alchimie subtile de caractères parfois très différents qui ont finalement appris à vivre ensemble et à vivre autour de Chris Czajkowski, femme de caractère, écrivaine et botaniste, animal au sang chaud et au coeur d'or pour celui qui arrive à l'apprivoiser, Elle, le grand esprit de ce lieu, à jamais dans mon coeur, mon corps et mon âme.

Je pensais appeler les articles à venir "carnets alpins", mais mon père a su faire preuve de plus d'imagination, en suggérant malgré lui un titre plus approprié. Je vous invite donc à déguster mes "chroniques utopiques' de Nuk Tessli, comme autant de tranches de ce bout du bout du monde, où l'air est plus frais et la Nature offre ses merveilles à celui qui prend le temps de vivre et le courage d'affronter ses peurs...



Chapitre 1 : Queendom and crown land.


Je me suis levé à l'aube, à temps pour voir les premiers rayons du soleil disparaître derrière d'épais nuages. J'enfourche une dernière fois mon vélo et avale d'une traite la côte qui chaque matin me casse les reins. Une force mystérieuse fait tourner mes jambes et je sens monter en moi l'excitation propre à ces jours de grand départ, quand le parfum de l'inconnu remplit mes narines et fait battre mon coeur un peu plus vite, un peu plus fort.

Les montagnes ont disparu peu à peu, englouties par d'énormes nuages qui depuis quelques heures déversent sans relâche leurs trombes d'eau sur Nimpo Lake et ses environs. Notre pilote ne sait pas encore si nous pourrons décoller et nous scrutons anxieusement l'horizon en quête d'un signe, de l'éclaircie miraculeuse qui nous ouvrira le chemins des cieux et la porte de Nuk Tessli, notre destination finale.

Je fais connaissance de mes compagnons d'aventure autour d'un café brulant. Kelsey tricote une mitaine, tandis qu'Hélène et Fabio jouent aux cartes. J'ai attrapé une guitare et je chantonne au milieu d'un groupe de septuagénaires qui papotent au coin du feu. Au loin le ciel se dégage lentement et les hydravions ont repris leur manège sur le lac. L'heure du grand départ est enfin arrivée. Notre équipe est enfin au complet avec l'arrivée de Matt, nous chargeons l'avion et faisons connaissance de notre pilote, qui ressemble vaguement à Harrison Ford, une dent de devant en moins. Il accomplit sa petite routine, fait le plein et nous invite à prendre place. Le moteur vrombit, l'hélice fend l'air de plus en plus vite et nous entamons la courte ligne droite qui sert de piste d'envol. L'eau jaillit en gerbes épaisses de part et d'autre des flotteurs, nous quittons le lac et regardons médusés les pins, les maisons et le lac rapetisser à mesure que notre Beaver s'élève dans le ciel.


"No bad weather, only weak people"

Nous survolons une forêt clairsemée et l'immense Charlotte Lake, au loin on aperçoit les séquelles des gigantesques incendies qui ont ravagé cette zone reculée de l'ouest canadien, en bordure de Tweedsmuir Park, l'un des parcs les plus vastes du Canada, couvrant à lui seul plus de 90000 hectares. C'est là que vit l'écrivaine Chris Czajkowski, globe-trotteuse et botaniste, femme de caractère qui a posé son sac et construit seule son paradis dans un écrin de Nature sauvage, au bord d'un lac situé à près de 1500 mètres d'altitude.

Chris Czajkowski a 61 ans et a gardé de son angleterre natale cette pointe d'accent british et cet humour anglais qui fait mouche à la moindre occasion. Chris règne en souveraine incontestée sur son "queendom" et nous la trouvons occupée à faire visiter son lieu à un couple de septuagénaires. Badger et Nahani, à n'en pas douter les chiens les plus heureux du monde courent dans tous les sens, chassant un écureuil qui grimpe frénétiquement aux arbres, au bord de la crise cardiaque. Un quart d'heure plus tard, l'hydravion décolle, ramenant les visiteurs à bon port. Chris est enfin disponible et nous accueille dans le confort rustique de sa dernière cabane. Le poêle ronronne, et nous sommes heureux de troquer l'air vif du dehors pour un peu de chaleur et un café brûlant.


Chris Czajkowski, femme aux multiples talents : écrivaine, charpentier, botaniste, voyageuse... et boulangère !


La saison touristique est terminée et la nature se pare déjà des premières couleurs de l'Automne. Notre équipe de jeunes volontaires aura pour mission de préparer le lieu pour la saison prochaine. L'essentiel du travail est d'une part d'entretenir les sentiers de randonnée que Chris a la plupart du temps défriché seule et d'autre part de faire la collecte du bois de chauffe, unique source d'énergie pour le chauffage, la cuisine et la cuisson du pain dans le four en pierre qui trône à l'entrée de sa cabane. Chris est un peu tendue, elle me rappelle mon grand-père et tous ces gens solitaires, aussi exigeants avec les autres qu'ils manquent d'indulgence pour leurs propres faiblesses. Nous comprenons vite que l'une de nos missions consiste à dompter le fauve et éviter les coups de griffe...

Le jour se lève, incertain. Le temps est toujours agité et n'est pas décidé à nous épargner la pluie et le vent qui a rugi sans relâche pendant notre première nuit. Dans la langue des peuples premiers qui peuplent le plateau, "Nuk Tessli" signifie "fort vent d'ouest" et il suffit d'observer le premier rang d'arbres, tordus et pliés par les tempêtes, pour s'en convaincre. Nous prenons place pour le petit-déjeuner et je verse les premières gouttes de café dans les tasses quand une série de bruits sourds nous fait tous sursauter. Une voie nous parvient de l'étage, où Chris stocke les provisions, les grains et les farines. "Crap ! There's blood everywhere !".

Chris entre dans la cabane, un rat d'une quinzaine de centimètres dans la main. Le pauvre bougre s'est aventuré un peu trop près de ce prédateur britannique et de ses pièges diaboliques. A la manière d'un film de Scorcese, il a fini la tête éclatée à grands coups de marteau. Visiblement satisfaite de sa prise, Chris nous demande si nous avons déjà vu un rat de cette espèce. Pour la plupart, c'est non, pour ma part c'est oui, mais le rat qui venait me réveiller dans ma caravane avait l'air en meilleur santé que ce pauvre cadavre sanguinolant. Chris ouvre la porte du fourneau et y jette quelques bûches, le pauvre rat est maintenant allongé sur un petit tas de bois, non loin de la bouilloire et de nos toasts qui se dorent sur la plaque en fonte. Chris reprend son bol et engloutit son yoghourt en s'amusant de nos mines déconfites, avant que les blagues ne fusent pour détendre un peu ce réveil surréaliste. Le pauvre rat finira sa course comme tant d'autres, dans le fourneau, carbonisé pour la bonne cause et la survie de ces impitoyables humains.


Le fourneau, poumon de notre petite communauté, et accessoirement lieu de crémation pour les rats trop curieux ...


Une fois le repas avalé, il est temps d'organiser les équipes de travail. Je suis désigné bûcheron en chef, avec la mission d'arpenter les bois et d'organiser l'abattage, le débit et l'acheminement du bois de chauffe. Nous utilisons pour cela les canoés, qu'il faut acheminer sur le lac, remplis de bois jusqu'à ras bord. Avec mon collègue Fabio nous passons de longues journées dans la forêt et nous goûtons aux plaisirs simples de ce travail physique mais tellement agréable. L'écologiste des villes a vite déserté mon enveloppe charnelle, pour laisser place au Lumberjack, ce personnage mythique de la culture canadienne, moitié bûcheron, moitié trappeur, qui tel un alter ego de bande dessinée s'empare de moi à chaque fois que ma tronçonneuse déchire le silence et la quiétude des sous-bois. Les copeaux volent autour de moi et les arbres morts tombent les uns après les autres dans un bruit de tonnerre. Je ne fais qu'un avec ma tronçonneuse, mon bébé, que je bichonne chaque soir après qu'Ian, un collègue élagueur nous ait prodigué un cours intensif sur la maintenance et l'utilisation de ce phallus mécanique, qui vrombit en avalant les branches comme de vulgaires bouts ce carton. Venu avec sa compagne, Ian l'écossais a délaissé sa belle pour quelques heures, ne pouvant résister à une matinée, "Logging with the boyz". Fabio reçoit son baptême et abat son premier arbre, récoltant au passage un somptueux collier taillé dans une souche creuse, du plus bel effet !


Dumb et Dumber ont découvert les joies de la tronçonneuse


Notre tâche est essentielle à la vie du lieu, car nous utilisons d'impressionnantes quantités de bois, en particulier lors du sacro-saint "baking day". Même si Chris considère le jour du pain comme une journée de repos, le "baking day" est un marathon culinaire qui commence aux premières lueurs du jour. Faire notre propre pain n'est pas un simple loisir , mais une obligation, le pain sous toutes ses formes constituant la base de notre alimentation. La cabane de Chris se transforme pour l'occasion en fournil, et le poêle, qui ronronne de l'aube jusquà la fin de la journée, distille une chaleur constante propice à la levée du pain.

La première équipe à peine sur le pont, c'est le début d'un manège incessant où se succèdent les étapes essentielles de la fabrication du pain. Chacun rassemble ses ingrédients, se paye une bonne suée pour moudre le grain puis pétrit sa pâte, qui part se reposer et lever tranquillement quelque part près du poêle. Pendant ce temps-là, le four en pierre est alimenté en bois jusqu'à obtenir la température nécessaire à la cuisson. Il faut alors extraire les braises du four, le laver abondamment avant d'enfourner les pains. Chacun y va de sa recette, en fonction de son inspiration ou de son expertise. Hélène aime le pain aux fruits secs, Fabio confectionne des spécialités suisses. Personne n'arrive cependant à la cheville de Kelsey, qui emploie à merveilles ses talents et son inspiration en matière d'art culinaire.


Elles sont pas belles mes miches ?


Pizzas, bagels, cakes, brownies, tartes aux myrtilles et autres pains au levain naissent de ses mains expertes, et nous attendons avec impatience le résultat, qui à chaque fois nous surprend et ravit nos papilles en mal de nouveauté. Le baking day n'est pas qu'un gigantesque atelier de boulangerie, c'est aussi un marathon gastronomique où l'on passe sa journée à manger d'énormes tartines beurrées, agrémentées de confitures, de miel ou de sirop d'érable. Chris n'est pas en reste, et si elle devait se choisir un péché, ce serait certainement la gourmandise. Chaque baking day est pour elle l'occasion de nous conter un florilège d'anecdotes de voyages et de partager avec nous de longues conversations et quelques parties de franche rigolade. Quand elle n'est pas occupée au fourneau, elle s'assoit dans son lit et son regard se teinte alors de lueurs de possession, à mesure qu'elle engloutit les douceurs qui sortent encore chaudes de notre four magique.

Le baking day est certes une expérience culinaire et une nécessité liée à notre isolement, mais c'est surtout une expérience collective, une journée où chacun trouve sa place et son rôle dans la vie de notre micro-société. Ce jour de labeur et de plaisir vient rythmer nos semaines dénuées d'autres repères temporels. Nous nous surprenons à demander la date ou l'heure, prenant conscience de l'incongruité de ce temps artificiel, loin si loin de notre réalité de montagnards perdus au milieu de cette immense et intimidante nature. Ces journées de travail communautaire sont aussi une illustration de la richesse de notre humanité, lorsqu'elle se fond dans les tâches collectives, quand chacun a sa part de travail, qu'il soit agréable ou pénible, comme les monstrueuses vaisselles ou les corvées d'eau.


Le four est prêt pour la prochaine fournée


C'est pour nous tous l'occasion d'expérimenter une vie sans confort moderne, sans électricité ou eau courante. Une vie où l'on compense ce confort par davantage de solidarité et de travail, une vie dont les récompenses ont un peu plus de goût, où le temps devient autre, les contraintes matérielles nous imposant une relation plus présente, plus active et plus directe avec nos vies...


A suivre...




Dans notre prochain épisode : Flowers, mushrooms and magic mountains

Publié dans Chilcotin

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M
fouille entre "éclater la tete d'un rat devant ses hotes" et " s'excuser en minaudant d'être un gosse de riche", tu devrais trouver.<br /> bonne suite. j'ai été contente de lire ton blog.
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