Trepalium blues

Publié le par François Bernard

Home made Voodoo


Après avoir survécu à 24 heures de trajet dont six en compagnie d'un chauffard en puissance, j'ai enfin posé mon sac à Kleena-Kleene, au bord de la Highway 20, loin, très loin de tout ce qui peut ressembler à une ville, un village ou même un hameau. Pour vivre ici, il faut aimer l'isolement ou apprendre à s'en accomoder, c'est selon. Mes hôtes du moment, Jill et son mari Henry m'emploie pour deux semaines et je gagne enfin quelques dollars avant de rejoindre ce dimanche 24 août l'écrivaine Chris Czajkowski dans son lodge alpin.

Au menu de ces deux semaines, un peu de charpente, un zest de menuiserie et une tonne de merdes à trier et ranger dans les magnifiques armoires qui naissent de mes mains expertes. Le chantier est absolument surhumain et la maison un indescriptible carpharnaüm. Henry a hérité de cette maison à la mort de son père, qui était apparament gravement atteint du symptôme de la récup', à l'instar de tous les gens du coin. Je sais que beaucoup d'entre vous, atteints vous même de cette maladie ou victimes collatérales d'autres récupérateurs, savez de quoi je parle. Ici, pas une maison, pas un terrain qui n'aie son "junk yard", où l'on trouve rassemblés au hasard des collectes, des carcasses de voitures, de vieilles caravanes décrépies, des piles de bois ou de bouts de métal, quand ce n'est pas un vieux stock d'huile de moteur ou une pelleteuse qui attendent de trouver preneur.


Un junkyard typique : Carcasses de voitures, bout de tôles, et chats aux couleurs improbables...


Henry est un exemple fascinant de cet esprit de débrouille et d'économie. Il doit comme tant d'autres composer avec l'éloignement et la relative absence d'activité économique locale en alternant plusieurs métiers au gré des saisons. Routier au printemps, constructeur l'été, cet autodidacte touche-à-tout est aussi soudeur, mécanicien et parfois bijoutier, pour aider sa femme qui vend ses créations sur les festivals, quand elle ne pratique pas sa nouvelle activité, la naturopathie. D'une certaine manière, je ne fais pas autre chose, en utilisant sur la route mes différents savoir-faires manuels sans trop me poser de question. L'argent rentre un peu, quitte à passer une journée à la remorque d'une pelle ou d'un balai...

On dirait bien que le travail est un mal nécessaire dans ce monde d'objets et de marchandises, et  je n'échappe pas à la règle du vélo, boulot, dodo. Chaque soir j'enfourche ma monture avant la tombée du jour pour retrouver vingt minutes plus tard une vieille caravane posée au milieu d'un champ d'herbes hautes. Je traverse la forêt encore baignée de la chaleur suffocante du jour pour arriver immanquablement à l'heure du coucher de soleil. Chaque soir, l'astre Roi m'offre un spectacle différent, à la manière de ces artistes capricieux, alternant timides rougeoiements et véritables explosions de feu où tout s'embrase alors autour de moi. La rivière se pare de reflets d'or, la forêt semble d'un coup un tapis de feu tandis que mes chères montagnes rougissent de plaisir. Depuis la nuit des temps, elles sont confortablement installées aux premières loges pour assister à ce spectacle permanent, à ce tourbillon magique, à cette révolution perpétuelle qui pourtant n'amène jamais deux fois les mêmes couleurs.


Couleurs du soir.


Son devoir accompli le jour durant, notre Roi Soleil peut enfin se retirer et laisser place à son inaccessible amie la Lune, qui émerge lentement de la cime des arbres comme un gros disque d'argent. J'ai guetté la Lune plusieurs soirs de suite assis au bord de la rivière, seul au coeur de la nuit noire, et l'ai regardé prendre peu à peu possession de son théâtre d'ombres, avant de regagner la solitude silencieuse de ma caravane. Ici, les nuits sont particulièrement intimidantes et c'est au moment où la bougie s'éteint que je prend alors conscience de mon insignifiance, de ma fragilité et de ma peur face à l'épaisseur de la nuit, forcément pleine d'esprits, d'ombres et d'animaux sauvages près à me dévorer. Chaque matin j'accueille l'aube et sa lumière naissante comme une bénédiction, avant d'enfourcher mon vélo et d'exploser mes cuisses dans la montée qui me mène au porridge matinal, prélude céréalier à une dure journée de labeur, un autre jour ordinaire dans ma vie de working class hero...


Mon amie la Lune.


Après quatre mois dans ce pays, je commence à saisir les règles de vie commune et les petites subtilités du quotidien. Je prend aussi conscience de ce que représente la vie de tout étranger dans un pays qu'il ne connaît pas, de cet effort colossal pour s'adapter et se fondre petit à petit dans un nouveau moule culturel et linguistique, loin, si loin de ses propre repères et habitudes. Au contraire de nos vieux pays européens, le Canada est un pays neuf et sans histoire, ce qui est particulièrement vrai ici, en Colombie britannique, une province fondée il y a à peine 150 ans et qui exhale encore d'âcres parfums de conquête et de travail acharné. De vastes territoires attendent encore les bonnes volontés et ce qu'il faut d'huile de coude pour défricher, cultiver ou mettre en valeur les richesses naturelles de cette immense pays.

Le nord du Canada est encore très fortement marqué par cette mentalité de pionnier que les locaux cultivent avec fierté. Il sont fiers d'avoir dompté ce pays incroyablement dur, qui réclame tant d'efforts et exige une lutte permanente contre les éléments, contre cet hiver glacial qui arrive toujours trop tôt et recouvre les champs, terrains et pâturages d'une épaisse couche de neige, contre ces animaux, grizzlis ou cougars qui déciment les troupeaux. La rudesse du climat déteint sur le caractère des gens, qui encaissent sans broncher leurs journées de douze heures. Le tri est vite fait entre les individus assez résistants et productifs et les autres, qui seront virés sans ménagement.


Dans quelques semaines, ce magnifique paysage estival sera couvert par six pieds de neige.


Il n'y a dans ce pays pas beaucoup de place pour l'oisiveté, la contemplation ou la tranquille douceur de vie méditerranéenne et cette brève étape est pour moi l'occasion de mon premier vrai choc culturel. Mes hôtes, et employeurs pour l'occasion, sont polis et respectueux, mais je sens bien dans leur attitude une préoccupation perpétuelle pour mon rendement, qu'ils semblent toujours juger insuffisant. Malgré de réels efforts, je me sens un peu à l'étroit face à ce couple atypique (Jill a 53 ans et 20 ans de plus qu'Henry) mais qui avance néanmoins solide comme un roc. Jill est une femme au caractère bien trempé, qui a quitté le domicile parental a l'âge de 14 ans pour gagner son indépendance. Henry a subi des années de sévices corporels et a grandi comme il pouvait dans un milieu marqué par les drogues dures et la criminalité. Les deux époux se connaissent depuis 15 ans et leur amour ne semble pas le moins du monde affecté par leur différence d'âge. Ils vivent et travaillent ensemble dans un endroit vraiment isolé, ont mille projets en tête et sont prêt à travailler très dur pour parvenir à tous les réaliser. Avec cette énergie typiquement nord-américaine, ils compensent leur manque de culture académique par une grande force de caractère, une constante inventivité et une impitoyable âpreté au gain.

Notre expérience commune fut autant un partage qu'une confrontation. J'apprend énormément de choses au contact de cette culture, notamment dans mon travail de charpentier, mais n'arrive jamais vraiment à me fondre totalement dans cette vie de travail, monotone et répétitive. Comme toujours, je ressort un peu meurtri de mes combats d'adolescent attardé, de cette attitude de Don Quichote en perpétuelle lutte contre les injustices et les exigences matérielles de ce monde. Le travail, quand il devient quotidien et routinier est encore pour moi synonyme de violence, un passage obligé pour subvenir à mes besoins, en aucun cas une source de plaisir ou d'exaltation, comme cela semble être le cas pour Jill et Henry, qui travaillent pour ne pas trop penser et assouvir leurs rêves. Je n'arrive pas à gommer de mon subconscient cette conscience de classe, ou ces tristes associations héritées de mon enfance, de ce spectacle de vies broyées par le surmenage et la tristesse de ces mariages qui perdent en amour ce qu'ils gagnent en déraison.

Je suis peut-être juste ce gosse de riche, un vagabond qui rêve d'être pauvre mais garde son compte en banque au cas où. Peut-être que je n'ai tout simplement pas trouvé ma voie, et que ce jour-là toutes les questions qui polluent ma pauvre tête s'évaporeront comme la neige qui fond au printemps et libère enfin ces rivières fougueuses, ces torrents de vie qui fécondent bruyamment la Terre après son long repos hivernal...


Old school caravan

Publié dans Chilcotin

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