Cruising on Beer Highway

Publié le par François Bernard

Le gros moteur Diesel s'est mis en branle, laissant derrière lui une épaisse fumée noirâtre. Je suis de retour dans un bon vieux Greyhound des familles, bruyant et tellement inconfortable, direction Williams Lake, quelques 800 kilomètres au Nord de Nelson. Entre les changements et les nombreux arrêts, il me faudra près de 18 heures de bus pour rallier la ville la plus importante d'une région appelée Cariboo-Chilcotin. Il est trois heures du matin et je trouve refuge sur un vieux terrain de camping coincé entre le champ de course et la quatre voies qui coupe la ville en deux. Après une trop courte nuit, le soleil se lève sur Williams Lake et je découvre une bourgade sans intérêt, organisée à la manière de beaucoup de villes canadiennes, un ruban d'asphalte qui regroupe en un minimum d'espaces tous les services et commerces. Il n'y a pas vraiment de centre-ville comme nous l'entendons dans la vieille Europe, et rien n'est organisé pour le piéton que je suis.

Je n'ai pas réussi à contacter Jill et Henry, mes hôtes pour les deux semaines à venir, je sais juste qu'ils sont absents ce jour. Leur téléphone sattélite est en rade et je laisse un message sur leur boîte vocale comme une bouteille à la mer. Je suis déjà résigné à la mission stop pour achever les 300 kilomètres qui me séparent de ma destination finale, un bled paumé répondant au doux nom de Kleena-Kleene, en plein territoire indien. Comme souvent depuis le début de ce périple, ma bonne étoile m'a réservé une surprise en la personne de Chris, un bon vieux Redneck comme on en fait plus, arborant fièrement une paire de santiags fatiguées et une  lourde ceinture ornée de pièces d'argent. Nous faisons connaissance alors que nous attendons pour la même cabine téléphonique. Il est intrigué par mon gros sac à dos et me demande où je vais. Il se trouve qu'il connait mes hôtes et habite juste à côté et me propose de m'emmener, ce que j'accepte illico.

Nous passons récupérer Elliot, un de ses amis indiens qui débarque tout sourire, et entamons notre route sur la Highway 20, qui traverse toute la province d"est en Ouest, des rocheuses à Bella-Coola, au bord de l'océan. Le paysage a changé radicalement, je suis désormais en plein "cowboy country", un vaste plateau couvert d'herbes hautes et sèches, où se pratique une forme d'élevage appelée "open range", car les bovins et chevaux y paissent en liberté sur d'immenses paturages. La forêt est assez différente de la côte, les arbres sont plus petits, en raison du climat, plus sec et froid. On trouve également quelques espèces typiques des régions septentrionales, comme les bouleaux et les peupliers.



L'eau pure et abondante des rivières est une bénédiction pour tous les habitants du Canada, qu'ils soient blancs, indiens ou membres de la glorieuse tribu des saumons ! - Chilko River.



La route est très peu fréquentée, nous croisons ça et là quelques ranchs isolés et les hameaux dans lesquels vivent les communautés indiennes. Pour le moment, mes deux guides se font un plaisir de partager leur vision de la culture locale, un mélange savoureux de légendes indiennes d'histoires d'animaux sauvages et de blagues 100% "Redneck". Chris est un "logger", dont le boulot consiste à abattre des centaines d'arbres tous les jours, et il semble retirer une certaine fierté d'être l'incarnation du vrai macho, qui aime "la country music et la chasse au grizzli" (sic).

En chemin, mes guides décident de faire un détour par quelques sites sacrés le long de l'ancienne highway, un ruban caillouteux qui serpente le long des méandres turquoises de la Chilko River. Elliot nous emmène sur une grande prairie où près d'une centaine de familles indiennes vont converger pour une semaine. L'été est l'occasion de capturer les saumons qui remontent les rivières pour pondre. Il n'y a pour l'instant qu'une dizaine de familles qui ont dressé là de grandes tentes couvertes de bâche plastique pour fumer le poisson. Les enfants jouent bruyamment tandis que les adultes sont déjà occupés à satisfaire la passion numéro du pays Chilcotin, celle qui transcende les couleurs de peau et classes sociales, la Sainte Bibine.




Plusieurs milliers d'années séparent l'oeuvre de l'artiste de l'oeil qui contemple ces peintures, qui sont probablement une évocation sommaire des migrations de l'animal représenté, ici un caribou.



Environ les trois-quarts des enfants sont obèses, et un certain nombre semblent totalement absents, voire franchement retardés. Dans l'ensemble, le spectacle est assez triste et malheureusement représentatif des maux de ces sociétés qui vivent une lente agonie depuis l'arrivée de l'homme blanc sur leurs terres. Au milieu d'un des pays les plus riches du monde, les réserves sont des morceaux de tiers-monde frappés par la malnutrition, l'analphabétisme, la criminalité, l'inceste et la surconsommation de drogues et d'alcool. Pendant de nombreuses années, les enfants furent littéralement arrachés à leur famille pour être assimilés de force dans des pensionnats catholiques où nombre d'entre eux ont subi des années de châtiments corporels et d'abus sexuels de la part des prêtres. La culture ancestrale, les traditions et les langues de ces peuples sont pour l'essentiel irrémédiablement perdus. Il ne leur reste plus qu'à vivoter en marge du système, repliés sur eux-mêmes dans le triste quotidien des réserves, prisonniers de leur colère et de leur désespoir.

Face à cette "question indienne", la stratégie adoptée par le gouvernement oscille entre la culpabilité et l'hypocrisie. Dans leur tentative de réparation, les provinces et le gouvernement fédéral ont octroyé des droits (essentiellement de chasse et de pèche), des terres et des programmes d'assistanat aux indiens, désormais rebaptisés "First Nations", sans assortir ces aides financières de structures et d'objectifs sociaux et éducatifs. Le résultat est souvent à l'opposé du but initial. Les terres sont souvent vendues à des compagnies privées attirées par les ressources naturelles, tandis que l'argent est dilapidé dans l'alcool, la drogue et les produits de grande consommation. Les indiens sont une tache honteuse dans l'histoire du Canada, comme les colonies pour la vieille Europe. On retrouve hélas les mêmes tristes conséquences et le méme cynisme de la part des gouvernements, qui saupoudre quelques miettes pour cacher le génocide des peuples indigènes, tout en sachant que de toutes façons, l'argent distribué s'évade bien vite dans d'autres poches...



Ce site sacré se trouve au bord de l'ancienne highway. Les quatres pierres représentent une famille pétrifiée par un sorcier qui prit un jour la forme d'un écureuil. Les pierres sont couvertes de galets, de pièces de monnaie et d'un tas d'objets insolites qui sont autant d'offrandes censées protéger du mauvais sort...



A mille lieux de ces préoccupations et visiblement pressés de faire quelques emplettes, mes deux G.O font halte à mi-route pour faire le plein chez le coréen du coin, regarde d'un oeil blasé le va-et-vient de ses clients, tous plus ou moins imbibés. Chris et Elliot ressortent avec 2 six-packs de Budweiser et je commence à comprendre qu'ici l'apéro commence tôt et de préférence au volant. Désormais, la route est rythmée par les arrêts fréquents pour écluser la bibine, récupérer une autre canette dans le coffre, et se débarasser des cadavres dans le fossé, voire carrément sur la route, rebaptisée "Beer Highway" par les locaux.

Redneck Chris est de plus en plus "chaud". Je préfère ne plus prêter attention au compteur kilométrique qui a depuis longtemps dépassé les 140, sur une route juste assez large pour se croiser, quand ce ne sont pas les vaches qui obligent le pilote à d'improbables coups de volant. Il parle de plus en plus fort et insiste pour que je visite sa propriété. Il veut absolument m'inviter à passer une semaine chez lui pour chasser, pécher et expérimenter "la vraie vie et les vraies traditions du pays". Et il a pour cela des arguments massue, comme un accès illimité à plus de 30 chaînes porno, via son sattelite pirate. "Heureusement" pour moi, les deux bières avalées sur la route et les trente heures de trajet m'ont plongé dans ce qu'il faut de léthargie pour ne pas complètement halluciner...

Nous  arrivons  à sa "propriété", par un chemin boueux qui débouche sur un amoncellement de carcasse de voitures, de vieilles caravanes et de tout un tas de merdes que les années ont rendu absolument méconnaissables. Il tient  à me présenter sa femme, une indienne énorme, que nous trouvons affalée à même le sol du salon, l'oeil vitreux et visiblement alcoolisée au delà du raisonnable. La fatigue commence à s'abattre sur moi et je n'ai plus qu'une idée en tête, partir le plus vite de ce trou à rats. Je dois déployer des trésors de diplomatie pour le convaincre de me ramener chez Jill et Henry, qui ont laissé un mot sur la porte "partis en ville pour la journée".

Peu m'importe à vrai dire, me voilà enfin à bon port, sain et sauf. Même si la maison a des allures de joyeux capharnaum, je suis heureux de trouver asile dans ce petit salon aux allures de jungle new age. Je m'affale gentiment dans le canapé, une infusion de menthe dans les mains. Le torrent qui borde la maison me berce de sa douce musique. Le soleil couchant joue à cache-cache avec les arbres et mes yeux peuvent à présent se fermer sur ce kaléidoscope de couleurs chaudes et rassurantes...


Publié dans Chilcotin

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M
Bonjour François,<br /> <br /> Je découvre ton blog par hasard dans l'immensité de la blogosphère !<br /> <br /> Ton article sur les indiens fait écho à ce que j'ai découvert ici, (je suis une expatriée francaise ayant un visa de travail d'un an), au Québec : la tragédie des Algonquins, ainsi que celle, pas humaine, mais néanmoins terrible de la foret boréale, au nord du Québec. <br /> J'ai découvert ici des documentaires très interessants et très juste qui s'appelle "l'erreur boreale" et "le peuple invisible" d'un realisateur quebecois (Desjardins).<br /> <br /> Merci pour ton écriture, très fine et juste (et lucide surtout !) et bravo pour ton courage !<br /> <br /> Bonne continuation dans ton périple,<br /> (As tu emmené un livre de Thoreau avec toi ?)<br /> <br /> Take care,<br /> M.
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